Jean-Louis Bruguière: Mamére aura beaucoup de difficultés pour apporter des preuves   
03/07/2013

Responsable de la section judiciaire anti terroriste en France durant  25 ans, le très célèbre  juge français  Jean-Louis Bruguière a eu à  traiter en 1994 de la problématique du  GIA  devenu GSPC en 1998,  puis Aqmi en 2006. Il  a suivi les dossiers relatifs aux  réseaux du terrorisme, ainsi que ses dernières évolutions de 2010 à 2013.




De passage à Nouakchott, il a été reçu par le président Mohamed Ould Abdel Aziz. Nous l’avons rencontré. Il a accepté de répondre à nos questions. Qu’il en soit remercié. Entretien...

Tahalil : La Mauritanie présente la caractéristique d’être le pays de la sous-région qui a osé le plus  contre Aqmi et qui a payé un lourd tribut  jusqu’en 2010 avant que  sa stratégie ne  devienne plus offensive et plus dynamique. Cela a porté ses fruits à telle enseigne que 2012 se soit  passée sans qu’aucune attaque terroriste ne soit enregistrée chez nous. C’est le changement de stratégie, qui explique cela ?

Jean-Louis Bruguière : Ecoutez, je crois que c’est un succès qui tient incontestablement à la volonté politique de votre président, qui est un militaire, et qui a compris une chose. C’est qu’il ne faut pas transiger avec les terroristes. On ne peut pas avoir une politique à la fois de fermeté et aussi de connivence. Comme peut-être  d’autres pays l’ont été.
Deuxième chose plus importante qu’il a également compris qu’il fallait faire une lutte globale non seulement contre les réseaux d’AQMI, mais aussi contre la criminalité organisée. Les deux étant liées. Donc, il n’a pas transigé sur une stratégie globale de lutte notamment contre les trafiquants de drogue qui constituaient une source importante d’approvisionnement et également contre les preneurs d’otages. Il y a eu une lutte contre les réseaux et contre l’ensemble des opérations de soutien logistique et notamment financier.  Cette stratégie globale qui a été faite avec une forte détermination qui l’a  même amené, avec l’accord d’ATT à l’époque, à faire des opérations à profondeur sur le territoire malien pour couper court à des réseaux,  a fait en sorte que la Mauritanie a cessé d’être, non seulement une base arrière, comme, jadis avant 2009, une structure de soutiens opérationnels notamment à Nouakchott de l’AQMI, constituée  souvent d’Algériens et de Mauritaniens …
Cette situation qui avait créé un climat sécuritaire extrêmement dégradé en Mauritanie, notamment à Nouakchott, n’est plus le cas. Il suffit de se promener à Nouakchott pour voir que c’est une ville extrêmement pacifiée et que la sécurité est revenue,  qu’il y a eu une politique stratégique d’encadrement et de lutte qui porte ses fruits aujourd’hui.

Tahalil : De part votre expérience, quelles seraient les preuves de connexion dans la région du Sahel entre les terroristes et les narco-trafiquants?

J.L.B. : Oui, on le sait au niveau des enquêtes et du renseignement. Même si je n’ai pas eu à mener directement une enquête au Sahel. C’est évident, il y a eu des connexions. Il y a eu un évènement très connu et plus significatif, c’est l’atterrissage d’un avion (d’un Boeing) dans  la région de Gao chargé de plusieurs tonnes de cocaïne, qui arrivait de Venezuela et dont la drogue a été récupérée. 
Et on sait bien que l’AQMI n’intervient pas directement dans le trafic, mais l’AQMI sécurise. Elle sécurise moyennant finance. Donc une espèce d’hypocrisie. Ils disent on ne veut pas le faire c’est contraire à l’islam. Mais ils apportent aide et assistance aux trafiquants moyennant finance. ça c’est quelque chose d’assez connu. Moctar Belmokhtar dont  tout le monde parle qui a fait scission d’Aqmi fin 2012 qui s’est rapproché d’autres groupes notamment le MUJAO était trafiquant de tout. Donc, on voit bien les liens qui existent soit que des individus soient totalement impliqués dans les trafics et puis se donnent une espèce de couverture de justifications religieuses, idéologiques.

Tahalil : Les Mauritaniens savent de quoi leur armée est capable en termes  d’attaques préemptives, de surveillance du territoire, et même parfois  d’enlèvements des ravisseurs. Mais leur  armée aborde aujourd’hui un nouveau concept : le maintien de la paix. D’où une certaine inquiétude due à l’inexpérience en la matière. Cela risque-t-il de dégarnir nos unités aux  frontières et de nous rendre plus vulnérables?

J.L.B. : Je n’ai pas de commentaire précis à faire. Ça c’est un problème de nature politique. Je suppose que le Mali un pays souverain qui demande l’aide militaire de la Mauritanie dans le cadre des Nations Unies. La Mauritanie a sa responsabilité à assumer.

Tahalil : Mais le socle du maintien de la paix est aussi fragile que l’accord de Ouagadougou avec la cohabitation : armée malienne/ rebelles du MNLA sans leur désarmement ni  l’extinction des poursuites lancées contre ces derniers. Le futur président malien aura-t-il les reins assez solides pour engager une vraie réconciliation ?

J.L.B. : Je suis d’accord avec vous. Il ne peut y voir de situation sécuritaire pérenne et de paix durable s’il n’ ya pas avant un processus de réconciliation nationale au Mali avec une gouvernance politique qui soit stable. On peut aider les Maliens en cela. Mais  aucun pays  ne peut se substituer aux Maliens pour le faire. C’est au Mali de se prendre en charge.

Tahalil : Mais si le Mali va rester fragile en plus  des nouveaux sanctuaires en Tunisie et en Libye sans compter les résidus du MUJAO…

 J.L.B. : On aura une situation d’instabilité chronique incontestable qui sera préjudiciable à toute la sous-région et à la Mauritanie en particulier. Il n’est pas dans l’intérêt de la Mauritanie d’être dans un environnement fragile.  

Tahalil : Cela veut dire que la force onusienne au Mali ne règlera pas le problème. Sera-t-elle comme la force  africaine sous couvert onusien  qui est depuis longtemps en Somalie,  sans que la situation ne s’y améliore?

J.L.B. : Elle est ce qu’elle est pour des raisons politiques. La donne sécuritaire ne peut pas tout régler, elle peut soigner un climat sécuritaire dégradé. Seule une solution politique peut assurer une paix durable.

 

Tahalil : Faut-il  engager d’autres  opérations militaires comme au  nord du Mali, mais cette fois dans les monts Chaambi en Tunisie et au sud de la Libye?

J.L.B. : Pour le Mali, la France a pu le faire parce qu’elle a un mandat. Elle l’a fait parce que le gouvernement légitime de Bamako lui a demandé d’intervenir et que d’autre part derrière cela  la résolution des Nations Unies constitue une base légale. La France, en plus, doit être extrêmement prudente pour ne pas paraître comme une néo-puissance coloniale. Ce n’est pas son rôle, ce n’est pas sa responsabilité, ce n’est pas sa mission. On est là pour être à la disposition pour apporter un concours. Mais ce concours doit être légitime, un concours souhaité politiquement par les pays concernés. On était dans une configuration particulière qui ne peut pas se dupliquer. La France ne peut pas intervenir en Syrie ou en Tunisie. Elle n’a aucune légitimité pour le faire. Il n’ ya pas résolutions.

Tahalil : Mais des sanctuaires naissent tant au nord qu’au sud du Mali avec «Ansaru» au Cameroun et «Boko haram» au Nigeria et menacent la France.
 
J.L.B. :
Je suis d’accord avec vous. Le problème s’est déplacé ailleurs, sauf qu’ailleurs, il n’y aura pas de solution politique pour pouvoir réagir. La situation qui a prévalu au Mali  et qui a permis à la France d’agir ne se présentera pas ailleurs.
Seuls les pays concernés pourront le faire. On a donné un coup dans la fourmilière. Aqmi perdu l’Adrar des Ifoghas comme base arrière. Elle a perdu ses stocks mais il y a eu émiettement vers le sud libyen, le nord du Niger, le  Burkina. Aqmi va attendre de façon opportuniste. 

Tahalil : Le MUJAO composante sahélienne ou ouest-africaine d’Aqmi est resté au Mali, et fait mal de temps à autre.

J.L.B. : Oui. Avec Mokhtar Belmokhtar qui connaît parfaitement la région. Mais tant qu’on est au Mali avec la présence française et la légitimité et de son action….

Tahalil : Comment se passera la cohabitation entre la Mission internationale de soutien au Mali (MINUSMA), et la force française parallèle?

J.L.B. : Moi je ne peux en parler, je ne suis pas représentant du gouvernement français. J’ai appris des sources ouvertes que la France maintiendrait une force résiduelle d’un millier d’hommes avec une double mission d’encadrement de formation et forces spéciales si nécessaire. Mais le maintien de la paix, c’est la MINUSMA.

Tahalil : Il ya de grands oubliés dans ce dossier: les otages français. Pensez-vous qu’ils sont en vie ?

J.L.B. : Ecoutez, c’est un sujet extrêmement sensible. Je ne peux pas intervenir. Je ne connais pas le dossier.

Tahalil : Peut-on être contents  que la menace, se soit au moins, éloignée de la Mauritanie?

J.L.B. : Bien sûr, aujourd’hui on voit bien que la politique de fermeté à l’égard de tous les types de menaces est une politique payante et gagnante. Mais partout, il peut y avoir de petites cellules. Des résurgences.  Personne n’est à l’abri y compris l’Europe. Donc, la menace est toujours là. Vigilance certainement, mais aujourd’hui le travail a été fait.

Tahalil : Malgré cela il y a les critiques de l’opposition  et des  accusations comme celles de Mamère.

J.L.B. : Moi, je considère que le bilan sécuritaire du président Aziz est très positif. La Mauritanie a été un élément de stabilité importante de la sous-région. Pour le reste, les critiques, c’est de la politique interne, ce n’est pas à moi de m’immiscer dans les affaires intérieures de la Mauritanie. Mais j’observe que dans tout pays, y compris le mien, il y a dans le débat démocratique pas mal des oppositions.

Tahalil : Mais Mamère, ce n’est pas du débat interne ?

J.L.B. : Non. Non. Je ne veux pas rentrer dans le débat de Mamère que je sache.
Les propos tenus ne sont pas fondés et j’aimerais quand on dit pleins de propos comme cela, apporter des justifications. Jusqu’à présent, je n’ai eu aucune justification et moi je dis l’inverse. J’ai dit que les  éléments que j’avais en ma possession jusqu’à 2012 démontrent le contraire. Il n’ya pas eu un seul moment ni information directe ou indirecte qui ait pu étayer les accusations portées contre le président. Donc ma position est claire. Maintenant s’il a des arguments pertinents qu’il les donne. Je pense qu’il aura beaucoup de difficultés pour apporter des preuves. Quand on dit quelque chose il faut le prouver.

Propos recueillis par IOMS

 


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