Afrique, dette, FMI, post-Covid, blockchain… ce pour quoi l’Agence Ecofin milite   
08/05/2020

Il serait aujourd’hui possible d’éradiquer la pauvreté, de faire décoller les économies africaines et de financer la transition écologique mondiale sans que cela ne côute rien à personne… il suffirait seulement d’une décision politique.



 Vous n’y croyez pas ?

Début avril, l’équipe finance de l’Agence Ecofin s’est embarquée, en toute liberté, dans l’exploration de solutions inédites, susceptibles de relancer la machine économique mondiale sur des bases plus solides et plus durables. Parmi les pistes suivies, il en est une qui nous a littéralement sidérés par sa simplicité et sa faisabilité. On vous explique.

Pour faire face à la crise actuelle, les pays développés vont faire marcher la planche à billets dans des proportions vertigineuses. C’est une solution qu’ils ont déjà largement utilisée suite à la précédente crise, en 2008, et qui a valu au monde une explosion des inégalités et un renforcement du pouvoir de la finance. Sauf que cette fois, leurs banques centrales ne parlent plus de créer des centaines de milliards de dollars, mais des milliers de milliards de dollars, propulsant la dette publique de ces pays à des sommets tels qu’ils n’envisagent même plus de la rembourser. On parle ainsi de « dette perpétuelle ». Et pendant ce temps, l’Afrique tente d’obtenir une remise de sa petite dette publique qui représente moins de 2% du total mondial. Mais on ne lui accorde qu’un report de quelques mois des échéances de remboursement. Dans ce vieil ordre mondial, il semble maintenant acquis que, désormais, seuls les pays pauvres devront payer leurs dettes. C’est comme si vous jouiez au Monopoly contre la banque…

Alors nous avons pensé que, pour une fois, dans cette période redoutable, où la violence de l’épidémie s’ajoute à tant de dangers, sécuritaires, climatiques, économiques et sociaux, il serait peut-être envisageable que tout le monde s’entende sur une solution simple, équitable, la même pour chaque habitant de la planète, et qui ne coûterait rien à personne.

Imaginons un instant : le Fonds Monétaire International (FMI) décide de créer l’équivalent de 7500 milliards de dollars et de distribuer cette somme à tous ses Etats membres à raison de 1000 $ par habitant. Techniquement, rien ne s’y opposerait puisque les actionnaires du FMI sont précisément ses 188 Etats membres.

Cette distribution serait soumise à 3 règles

1. La bonne gestion de ces capitaux serait garantie par la technologie blockchain, donc transparente et infalsifiable.

2. Chaque pays devrait prioritairement affecter la somme reçue du FMI, à la réduction de sa dette, d’abord extérieure, puis intérieure.

3. Les capacités d’investissement ainsi retrouvées seraient orientées vers la santé, l’éducation et le développement durable sous la supervision des grandes banques de développement.

Ainsi, pour les 30 pays de l’OCDE, l’opération permettrait une réduction moyenne de leur dette de 2%. Pour les 5 pays des BRICS, la réduction de la dette serait en moyenne de 30%. Et pour l’Afrique, la dette serait réduite en moyenne de 97%.

Mais surtout, pour les 53 pays dont la dette est aujourd’hui inférieure à 1000 $ par habitant (quasiment tous des pays pauvres), l’opération laisserait un cash disponible, après désendettement, de 697 milliards de dollars. Ainsi, par exemple, la RDC serait désendettée et disposerait en plus de 76 milliards $ de fonds propres pour financer son développement… De même pour le Nigeria (87 milliards $) ou encore le Bangladesh (70 milliards $), etc.

1 tableau 53

Cash disponible après désendettement pour les 53 pays dont la dette est inférieure à 1000 $ par habitant (calculs établis sur la base des PIB et dettes de 2018).

Evidemment, l’opération parait bien trop belle pour être réaliste… et pourtant :

Aujourd’hui quels pays créent de la monnaie et pour quels montants ?

Déjà, pour juguler les conséquences de la précédente crise, celle des subprimes, plusieurs pays développés ont largement recouru à la planche à billets : ainsi par exemple, en 2008, la Banque d’Angleterre a lancé un programme « d’assouplissement quantitatif » de 375 milliards de livres. En 2010, aux USA, la FED a injecté 600 milliards de dollars et renouvelé plusieurs fois l’opération. En 2015, dans la zone euro, la BCE a lancé un programme de 60 milliards d’euros par mois sur deux ans, puis de 80 milliards d’euros pas mois jusqu’à la fin 2018.

La crise Covid 19 étant beaucoup plus dommageable que celle de 2008, cette création de monnaie est en train de passer à une échelle supérieure :  le 9 mars, la FED annonce une injection de 150 milliards de dollars par jour (!), jusqu’à nouvel ordre. Le 19 mars, la BCE sort 750 milliards d’euros de son chapeau. Et le 9 avril, la Grande-Bretagne passe dans une autre dimension... Désormais le gouvernement britannique ne va plus recourir aux obligations pour se financer sur le marché. C’est la Banque d’Angleterre qui va directement créer la monnaie nécessaire… Alors pourquoi se gêner ?


Comment le FMI pourrait-il créer 7500 milliards $ ?

Le FMI utiliserait pour cela les Droits de Tirage Spéciaux (DTS). Le DTS n’est pas à proprement parler une monnaie, ni une créance sur le FMI. C’est un panier composé de 5 monnaies, le dollar, l’euro, le yuan, le yen, la livre sterling, dans une proportion qui correspond à leurs poids dans les échanges internationaux.

2 fromage DTS

Le DTS est utilisé jusqu’à ce jour pour résorber ponctuellement la situation financière d’un pays en difficulté. Mais de plus en plus de voix militent pour que le DTS devienne un véritable filet de sécurité à l’échelle internationale, ce qui conférerait au FMI, un rôle de « Banque centrale mondiale ». Il pourrait alors créer des DTS comme la FED crée des dollars ou la BCE crée des euros.

A noter que, selon les statuts du FMI, des institutions comme les banques régionales de développement (à l’exemple de la BAD) peuvent acquérir et utiliser les DTS.


Concrètement comment le FMI pourrait-il prendre une pareille décision ?

Une telle décision devrait être prise par le Conseil des Gouverneurs du FMI. C’est l’organe suprême de l’institution, selon les statuts. Il peut approuver des augmentations de quotes-parts, des allocations de droits de tirages spéciaux (DTS) et des amendements aux statuts ou à la réglementation générale.

Les propositions de réformes sur les allocations de DTS doivent obtenir une majorité de 85% des votants dans le cadre d’un processus qui combine le pouvoir de vote par pays et celui attribué en fonction de chaque quota. Une double condition qui attribue de fait un droit de veto aux Etats Unis qui dispose de 18,5% des voix, ou à tout groupe de pays qui pourrait opposer plus de 15% des voix.


Une telle injection de liquidités ne risque-t-elle pas créer de l’inflation ?
L’inflation s’entend comme une « augmentation des prix » sur une certaine période. Elle est causée par divers facteurs, notamment lorsqu’il y a trop d’argent dans une économie. Il y a donc effectivement un risque que les prix augmentent. Toutefois, dans les pays du G20, où les banques centrales ont injecté des milliers de milliards $ depuis la crise de 2008, on a plutôt assisté à un recul de l’inflation et à une baisse des taux d’intérêts. Tout dépend donc de la manière dont la ressource serait transférée aux différents segments des économies des pays bénéficiaires.


Quel serait l’impact sur les 30 pays de l’OCDE

3 tableau OCDE

(Chiffres 2018)


Les 30 pays de l’OCDE, considérés comme les « pays développés », totalisent un PIB de 52 100 milliards $ pour 1,267 milliard d’hab. Leur endettement moyen pèse 100% du PIB, soit environ 41 100 $ par habitant. L’opération ferait baisser leur dette de 1267 milliards $ soit environ de 2%.
 

Dans cette opération, l’intérêt des pays développés réside tout d’abord dans la relance la croissance économique mondiale dont ils seraient les premiers bénéficiaires en positionnant leurs entreprises sur les programmes d’investissement des pays émergents ou en développement.

L’essentiel de la dette publique mondiale est détenue par les banques centrales des pays riches et les grands investisseurs insitutionnels, tels que les compagnies d’assurances, les fonds souverains ou les fonds de pension. Les capitaux libérés par des remboursements de dettes de tous les pays, pourraient être réorientés vers la finance climat afin d’accélérer la transition écologique des pays développés et de mieux protéger la planète de leur pollution excessive.


Quel serait l’impact pour les 5 BRICS 

4 tableua BRICS

(Chiffres 2018)

Les BRICS totalisent un PIB de 19 970 milliards de $ pour 3,162 milliards d’habitants. Leur endettement pèse 10 700 milliards, soit en moyenne 53% du PIB et 3383 $ par habitant. L’opération réduirait leur dette de 3162 milliards soit en moyenne de 30%.
 

Les BRICS sont certes devenus des acteurs économiques importants, dotés de solides infrastructures de production qui les rendent compétitifs sur le marché international. Mais aussi, ils assument près de la moitié de la population mondiale. Et si une part de leur population a désormais atteint un niveau de vie satisfaisant, la grande majorité souffre encore de la pauvreté. En Inde, 91% de la population vit avec moins de 4 $ par jour, selon des indicateurs de la Banque Mondiale. Les BRICS sont également de grands émetteurs de CO2 qui vont devoir engager des investissements considérables pour atteindre les objectifs des Accords de Paris.

Une réduction sensible de la dette des BRICS permettrait à ces pays de développer des puissants programmes de lutte contre la pauvreté, de santé, d’éducation et de transition écologique.


Serait-il acceptable de donner un tel avantage à la Chine ?

Entre 2010 et 2019, le pays a importé pour plus de 18 000 milliards $ sur le marché mondial, selon des données de la plateforme International Trade Center. Mais cette consommation de la Chine a sensiblement reculé ces quatre dernières années, baissant même de 3% en 2019. Une réduction de la dette chinoise devrait donc logiquement renforcer et relancer sa capacité à consommer et donc à stimuler la croissance mondiale par ses importations.

D’autre part, si la Chine est l’un des premiers créanciers du monde, elle est aussi un important débiteur, à tel point que le FMI a exprimé sa préoccupation dans une analyse publiée en août 2019. La dette publique extérieure de la Chine, évaluée à 2000 milliards $ à fin 2019, est très supérieure au montant que l’opération lui octroierait. En conséquence, le paiement de cette dette, reviendrait en majeure partie à ses principales créancières, à savoir les banques d’investissement internationales, basées pour la plupart dans les pays occidentaux.

Enfin une telle opération ferait émerger de nouveaux moteurs de croissance économique telles que l’Inde, l’Indonésie ou l’Afrique. La Chine ne serait plus la seule locomotive du monde.


Quel serait l’impact pour le continent africain ?

 5 tableau afrique

(Chiffres 2018)

L’Afrique totalise un PIB global de 2309 milliards $ pour 1,253 milliards d’habitants. Son endettement pèse 1296 milliards $ soit en moyenne 56% du PIB et 1034 $ par habitant.

31 pays africains seraient entièrement désendettés et disposeraient d’un solde positif total de 470 milliards $. 22 pays africains verraient leur dette réduite en moyenne de 63%.

 

L’impact sur le continent africain serait gigantesque. Le cash disponible, ajouté au règlement de la dette intérieure, permettrait à de nombreux pays de réaliser leur révolution agricole, de financer leurs infrastructures énergétiques et les grands axes de transports continentaux.

Un pays comme la RDC aurait les moyens de réaliser un vaste programme de barrages hydroélectriques, de valoriser ses immenses réserves de terres arables et de développer une puissante industrie agroalimentaire.

Le Nigeria aurait enfin les moyens de se libérer de sa dépendance au pétrole en développant son énorme potentiel agricole. L’Ouganda ou la Tanzanie pourraient devenir d’importants  pôles de croissance dans le domaine de l’élevage.

Les fonds propres des pays du G5 Sahel seraient 10 fois supérieurs au budget du grand plan multilatéral de développement « Alliance Sahel » estimé à 6 milliards $.

Une supervision de la BAD et des banques de développement sous régionales, ainsi qu’une utilisation de la technologie blockchain garantiraient la bonne gestion de ces fonds.

Le continent africain, pourrait non seulement se nourrir, mais également nourrir, par exemple, les pays du Moyen Orient. L’Union Africaine aurait les moyens de mettre fin aux conflits. L’Afrique deviendrait l’un des principaux moteurs de croissance du monde.


Qui pourrait s’opposer à une telle opération ?

Le principal obstacle à une telle décision viendrait sans doute des Etats-Unis. L’Oncle Sam pèse près de 18,5% des droits de vote et il s’est toujours opposé à l’idée d’un système international de valeurs, qui ferait concurrence à sa monnaie, le dollar. L’adoption du principe même des DTS a toujours fait l’objet d’une confrontation diplomatique, notamment avec la France qui conteste régulièrement le pouvoir excessif du dollar américain sur l’économie mondiale.

Le leadership des Etats Unis repose en effet en grande partie sur la domination du dollar dans les transactions internationales. Aussi, il est probable que Washington s’oppose à une telle évolution du DTS, comme il s’est opposé au Libra, le projet de monnaie digitale de Facebook.

De plus, dans le contexte actuel, l’administration américaine verrait sans doute d’un mauvais œil, une initiative qui permettrait à la Chine de recevoir l’équivalent de 1300 milliards $ en DTS et d’effacer ainsi près de deux tiers de sa dette publique extérieure (qui était de 2000 milliards $ en 2019). Même si la Chine assume une population de 1,3 milliard d’habitants dont la majeure partie reste sous-développée, une telle initiative renforcerait naturellement le pouvoir de Pékin.


Alors c’est impossible ?


Pas nécessairement. De plus en plus de voix tout à fait autorisées, s’élèvent en faveur d’une large émission de DTS et d’une remise à plat de l’ordre mondial.  La crise actuelle est totalement inédite par son ampleur et par sa soudaineté. Elle semble frapper plus durement les pays riches que les pays pauvres. Le secteur pétrolier qui a fondé les économies industielles s’est littéralement effondré. Et personne aujourd’hui n’est en mesure de prévoir dans quel état se trouvera l’économie mondiale à la sortie de cette crise sanitaire dont on ne voit pas encore l’issue. L’injection massive de liquidités dans les seules économies développées déjà surendettées, pourra peut-être accorder un nouveau sursis à l’ordre géopolitique issu de la seconde guerre mondiale et aux accords de Bretton Woods. Mais pour combien de temps ?


Au final, il n’est pas impossible que le Covid 19 finisse par contraindre le monde entier à la raison et à mettre en place un système de gouvernance multilatérale plus juste, plus équitable et plus protecteur pour chacun d’entre nous, sur cette petite planète.

6 graph OCDE BRICS Afrique

OCDE, Afrique, Brics : populations, revenus et dettes comparées.


Qui peut raisonnablement soutenir sur la base de ce graphique, que la solution serait d’augmenter encore plus la dettte des pays de l’OCDE et d’exiger que l’Afrique rembourse la sienne coûte que coûte ?


Idriss Linge*, avec l’équipe Finance de l’Agence Ecofin.

*Lauréat de la Bloomberg Media Intiative et du Journalistic Excellence Award de la Fondation Citibank (NY).

(Agence Ecofin)


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