Canada : Un ex-dĂ©tenu de Guantánamo poursuit Ottawa pour 35 millions   
24/04/2022

Les Canadiens doivent comprendre qu’il s’agit d’une histoire canadienne. Sans le Canada, je n’aurais jamais été kidnappé. Sans le Canada, je n’aurais jamais été torturé. - Mohamedou Ould Slahi, en entrevue depuis les Pays-Bas, où il réside.



Mohamedou Ould Slahi, un ressortissant mauritanien détenu pendant 14 ans et longuement torturé dans la prison militaire américaine, espère que le recours aux tribunaux permettra d’«exposer la vérité» sur le rôle des autorités canadiennes dans ses déboires, qui ont inspiré le film hollywoodien The Mauritanian.

Mohamedou Ould Slahi se dit convaincu que les forces de l’ordre canadiennes ont jouĂ© un rĂ´le central dans son enlèvement et sa dĂ©tention prolongĂ©e Ă  la prison amĂ©ricaine de Guantánamo. Il rĂ©clame 35 millions de dollars en compensation du gouvernement fĂ©dĂ©ral pour les prĂ©judices subis.

La poursuite intentée en Cour fédérale le 22 avril par la firme d’avocats torontoise Goldblatt Partners allègue que la Gendarmerie royale du Canada et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) ont « mis la vie et la sécurité » du ressortissant mauritanien en danger. Comment ? En produisant des informations erronées à son sujet, alors qu’il vivait à Montréal avec le statut de résident permanent à la fin des années 1990.

Les autoritĂ©s canadiennes, affirme la procĂ©dure obtenue par La Presse, ont alimentĂ© les soupçons de terrorisme des AmĂ©ricains. Cela a ultimement menĂ© Ă  son envoi Ă  la prison militaire de Guantánamo en 2002, d’oĂą il ne ressortira qu’en 2016.

 Les autoritĂ©s canadiennes auraient ensuite « tacitement cautionnĂ© » la torture qu’il a subie sur place en « recevant et en utilisant » des informations provenant de confessions forcĂ©es sans valeur, plutĂ´t que de rĂ©clamer la fin des abus dont il Ă©tait victime.

Les Canadiens doivent comprendre qu’il s’agit d’une histoire canadienne. Sans le Canada, je n’aurais jamais été kidnappé. Sans le Canada, je n’aurais jamais été torturé.

Mohamedou Ould Slahi, en entrevue depuis les Pays-Bas, où il réside: « Je veux que la vérité soit connue de tous les Canadiens », souligne le Mauritanien de 51 ans, qui dit n’avoir d’autre choix que de se tourner vers les tribunaux en raison du manque de transparence des autorités fédérales.

Amnistie internationale et le Nouveau Parti démocratique (NPD) avaient demandé l’année dernière l’ouverture d’une enquête publique au sujet du rôle du Canada dans les mésaventures du ressortissant mauritanien, en réaction à une série d’articles de La Presse sur le sujet.

 Le gouvernement a Ă©cartĂ© ces demandes, en relevant qu’aucune information ne rendait une telle dĂ©marche « nĂ©cessaire ». Le ministère de la SĂ©curitĂ© publique avait plutĂ´t suggĂ©rĂ© au ressortissant mauritanien d’adresser ses dolĂ©ances Ă  l’Office de surveillance des activitĂ©s en matière de sĂ©curitĂ© nationale, un organisme mĂ©connu.

L’équipe d’avocats représentant Mohamedou Ould Slahi estime qu’une poursuite en cour fédérale est une avenue plus intéressante, puisqu’elle va permettre de mettre la main sur de nombreux documents internes susceptibles de clarifier ce qui s’est passé.

M. Slahi s’est établi à Montréal en novembre 1999 après avoir obtenu la résidence permanente. Ses ennuis avec les autorités ont commencé après l’arrestation, quelques semaines plus tard, d’Ahmed Ressam, un ressortissant algérien qui voulait faire exploser l’aéroport de Los Angeles dans le cadre du « complot du Millénaire ».

La poursuite relève que le ressortissant mauritanien fréquentait la même mosquée que le terroriste, mais ne l’a jamais rencontré, puisque ce dernier était déjà parti dans l’Ouest canadien à son arrivée au pays.

L’arrestation de Ressam, relate le document, a été une « source d’humiliation » pour les forces de sécurité canadiennes, qui ont réagi en lançant une « enquête agressive » ciblant notamment plusieurs musulmans fréquentant la mosquée Assuna-Annabawiyah, dont M. Slahi.

 Ils seraient devenus « obsĂ©dĂ©s » dans le processus par l’idĂ©e que le Mauritanien avait jouĂ© un rĂ´le dans le complot du MillĂ©naire. Une conclusion « purement spĂ©culative », qui Ă©tait basĂ©e sur « l’islamophobie et les stĂ©rĂ©otypes » plutĂ´t que sur de solides pratiques d’enquĂŞte, relève la poursuite.

Les opérations de surveillance menées à son encontre ont généré des transcriptions d’appels et de courriels ainsi que des photos ayant été transmises « sans mises en garde » appropriées aux autorités américaines, lit-on dans le document.

Une conversation « innocente et bĂ©nigne », dans laquelle M. Slahi demandait Ă  un interlocuteur d’apporter du sucre en vue de prendre du thĂ©, a notamment Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e par les autoritĂ©s canadiennes comme une forme de « langage codĂ© figurant dans un complot terroriste ». Cette mĂŞme conversation aurait ensuite tournĂ© Ă  l’« obsession » et sera rĂ©gulièrement Ă©voquĂ©e par les interrogateurs amĂ©ricains du dĂ©tenu Ă  Guantánamo, selon ses avocats.

 En entrevue Ă  La Presse l’annĂ©e dernière, un ex-agent du FBI ayant longuement enquĂŞtĂ© sur le complot du MillĂ©naire, Fred Humphries, a soulignĂ© que les forces canadiennes avaient « exagĂ©rĂ© l’importance » de cet entretien auprès des AmĂ©ricains. Il dit s’être rendu lui-mĂŞme Ă  la prison militaire en 2003 pour souligner sa conviction que Mohamedou Ould Slahi n’avait aucun lien avec Ahmed Ressam et l’attentat projetĂ© Ă  Los Angeles.

 Selon la poursuite, le tĂ©moignage de M. Humphries et celui de Mark Fallon, ex-enquĂŞteur de Guantánamo, allant dans le mĂŞme sens, ont mis en lumière « le rĂ´le secret » du Canada dans les dĂ©boires de M. Slahi.

Les autoritĂ©s canadiennes, affirment les avocats du Mauritanien, ont aggravĂ© leur faute en « communiquant avec les interrogateurs depuis le Canada, en leur transmettant de l’information et en se rendant Ă  Guantánamo pour l’interroger » alors qu’ils savaient qu’il Ă©tait « dĂ©tenu illĂ©galement et torturĂ© ».

La poursuite relève que de « fausses informations » obtenues dans ce cadre se sont retrouvées notamment dans un breffage produit en 2005 pour la haute direction de la GRC.

Les avocats de M. Slahi notent que le comportement des autorités canadiennes contrevient à plusieurs dispositions de la Charte des droits et libertés et du Code civil du Québec ainsi que des obligations internationales du pays en matière de lutte contre la torture, ce qui justifie l’importance des dommages réclamés.

Ni le SCRS ni la GRC ou le Procureur général du Canada, qui est officiellement ciblé par la poursuite, n’ont réagi vendredi à l’initiative de Mohamedou Ould Slahi. Le ministère de la Sécurité publique s’est borné à dire, au nom du gouvernement, qu’il serait « inapproprié » de commenter sur un dossier « présentement traité par les tribunaux. »

 Ward Elcock, un ex-directeur du SCRS qui Ă©tait en poste Ă  l’époque oĂą le Mauritanien a Ă©tĂ© interrogĂ© Ă  MontrĂ©al, s’est dit convaincu l’annĂ©e dernière que l’organisation n’avait rien Ă  se reprocher dans cette affaire.

Il a indiqué que « les Américains étaient déjà très préoccupés » par M. Slahi en 1999 et « n’avaient pas besoin du tout d’encouragements » de la part des autorités canadiennes pour se convaincre de son importance.

 M. Slahi maintient que la responsabilitĂ© des autoritĂ©s canadiennes dans ses dĂ©boires est claire et justifie des excuses en bonne et due forme ainsi qu’une indemnisation substantielle.

« Je cherchais une vie meilleure (en venant à Montréal). Le Canada ne m’a pas protégé. Au contraire, le Canada m’a jeté sous le bus », déplore-t-il.


DES INDEMNISATIONS VERSÉES

Le gouvernement fĂ©dĂ©ral a dĂ©jĂ  versĂ© des indemnisations financières de plusieurs millions de dollars Ă  quatre musulmans canadiens qui ont Ă©tĂ© dĂ©tenus Ă  l’étranger et torturĂ©s dans la pĂ©riode suivant les attentats du 11 septembre 2001, sur la base notamment d’informations erronĂ©es fournies aux autoritĂ©s amĂ©ricaines par les forces de l’ordre canadiennes. Ce fut le cas notamment pour Maher Arar, un ingĂ©nieur canadien d’origine syrienne qui avait Ă©tĂ© enlevĂ© par les États-Unis en 2002 et envoyĂ© en Syrie pour ĂŞtre interrogĂ©. Ottawa a prĂ©sentĂ© des excuses en 2007 et annoncĂ© le versement d’une indemnisation de 10,5 millions de dollars. Le juge Dennis O’Connor, qui chapeautait une commission d’enquĂŞte Ă  ce sujet, a prĂ©venu dans son rapport final que la transmission de renseignements Ă  des pays alliĂ©s Ă©tait un exercice « extrĂŞmement dĂ©licat » devant ĂŞtre Ă©vitĂ© s’il existe un « risque crĂ©dible » de rendre le Canada complice de torture dans le processus.


Une longue série de rebondissements

 InspirĂ© par le combat des moudjahidines contre les forces russes, il interrompt ses Ă©tudes et se rend Ă  deux reprises en Afghanistan, oĂą il sĂ©journe notamment dans un camp d’entraĂ®nement d’Al-QaĂŻda. Il quitte le pays parce qu’il est dĂ©sabusĂ© par les affrontements entre islamistes et rompt avec l’organisation, qui n’a pas encore la portĂ©e terroriste qu’on lui connaĂ®t aujourd’hui.

 
Après avoir éprouvé des difficultés pour renouveler son visa en Allemagne, où les autorités s’inquiètent d’appels reçus d’un cousin devenu un proche conseiller d’Oussama ben Laden, il quitte le pays pour s’établir à Montréal.

 Trois semaines après l’arrivĂ©e de Mohamedou Ould Slahi Ă  MontrĂ©al, un ressortissant algĂ©rien liĂ© Ă  Al-QaĂŻda, Ahmed Ressam, est arrĂŞtĂ© dans l’ouest du pays, alors qu’il tentait de franchir la frontière amĂ©ricaine Ă  bord d’un vĂ©hicule chargĂ© d’explosifs. Il espĂ©rait frapper l’aĂ©roport de Los Angeles dans le cadre du complot dit du MillĂ©naire. Mohamedou Ould Slahi est soupçonnĂ© par les autoritĂ©s canadiennes d’être un complice de Ressam, qui frĂ©quentait la mĂŞme mosquĂ©e montrĂ©alaise. Les deux hommes ne se sont jamais croisĂ©s sur place, l’AlgĂ©rien Ă©tant dĂ©jĂ  parti dans l’Ouest au moment de son arrivĂ©e.

 Sous pression des forces de l’ordre, Mohamedou Ould Slahi quitte le Canada en janvier et est arrĂŞtĂ© au SĂ©nĂ©gal, oĂą il est interrogĂ© avec l’aide du FBI avant d’être relâchĂ©. La Mauritanie l’interroge aussi Ă  son retour au pays et le relâche. Il affirme dans la poursuite dĂ©posĂ©e vendredi que les forces de sĂ©curitĂ© canadiennes l’ont harcelĂ© pour le pousser Ă  partir de MontrĂ©al afin qu’il puisse ĂŞtre interrogĂ© dans un pays tiers moins regardant sur la question des droits de la personne.

 Il est apprĂ©hendĂ© de nouveau Ă  la suite des attentats du 11 septembre 2001, qui mènent Ă  l’arrestation de nombreux individus considĂ©rĂ©s comme des terroristes par les États-Unis. Après avoir Ă©tĂ© interrogĂ© en Jordanie et en Afghanistan, il aboutit Ă  Guantánamo, oĂą il sera longuement torturĂ©.

 Un plan spĂ©cial adoptĂ© par le secrĂ©taire Ă  la DĂ©fense de l’époque, Donald Rumsfeld, est mis en application de mars 2003 Ă  l’automne 2004. Il prĂ©voit notamment de longues pĂ©riodes d’isolement et de privation de lumière, des sĂ©ances d’humiliation sexuelle et des simulacres d’exĂ©cutions. Pour en finir avec la torture, Mohamedou Ould Slahi finit par dire Ă  la suggestion de ses interrogateurs qu’il avait inventĂ© un projet d’attentat visant la tour du CN, Ă  Toronto, alors qu’il ne la connaĂ®t pas et n’a jamais visitĂ© la ville.

 Les autoritĂ©s amĂ©ricaines pensent qu’il est un membre haut placĂ© d’Al-QaĂŻda, mais ne rĂ©ussiront jamais Ă  Ă©tayer leurs soupçons. Ils renoncent Ă  toute mise en accusation. Six ans après qu’un juge en territoire amĂ©ricain eut conclu que rien ne venait Ă©tayer les prĂ©tentions des autoritĂ©s sur son rĂ´le prĂ©sumĂ© au sein de l’organisation terroriste, un tribunal administratif de Guantánamo dĂ©cide que sa dĂ©tention n’est plus nĂ©cessaire pour des raisons de sĂ©curitĂ© nationale. Il est renvoyĂ© en Mauritanie, oĂą il est initialement soumis Ă  des restrictions de dĂ©placement demandĂ©es par les autoritĂ©s amĂ©ricaines.

 L’ex-dĂ©tenu vit et travaille aujourd’hui aux Pays-Bas. Ses dĂ©mĂŞlĂ©s ont inspirĂ© un film intitulĂ© The Mauritanian, basĂ© sur un livre qu’il a Ă©crit alors qu’il Ă©tait en dĂ©tention.

Avec La Presse
kewoulo



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