La dernière tribune de Jamal Khashoggi   
20/10/2018

Assassiné le 2 octobre 2018 dans des conditions troubles (il aurait été démembré vivant) à l’intérieur du consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul (Turquie), Jamal Khashoggi publiait des tribunes régulières dans le Washington Post. Voici sa dernière chronique aux accents d’un adieu.



« Ce dont le monde arabe a besoin, c’est la liberté d’expression »

J’ai récemment consulté sur Internet le rapport intitulé « Liberté dans le monde », publié en 2018 par Freedom House (organisation non-gouvernementale étudiant l’étendue de la démocratie dans le monde), ce qui m’a amené à un triste constat.

Un seul état du monde arabe figure dans la catégorie « libre ». Il s’agit de la Tunisie. La Jordanie, le Maroc et le Koweït sont qualifiés de « partiellement libre ». Les autres sont parmi les « non libre ».

Par consĂ©quent, les Arabes vivant dans ces pays sont soit sous-informĂ©s soit mal informĂ©s. Ils ne sont pas en mesure d’aborder, et encore moins de dĂ©battre publiquement des problĂ©matiques qui touchent la rĂ©gion et leur vie quotidienne. Le discours de l’État domine la pensĂ©e publique, et si beaucoup n’y croient pas, une large majoritĂ© de la population est victime de cette fausse narration. Malheureusement, cette situation ne devrait pas changer.

Le monde arabe était porteur d’espoir au printemps 2011. Les journalistes, les universitaires et la population en général débordaient d’enthousiasme pour une société arabe libre et brillante, chacun dans leurs pays respectifs. Ils s’attendaient à être émancipés de l’hégémonie de leur gouvernement, des interventions constantes et de la censure de l’information. Ces attentes ont été rapidement brisées ; ces sociétés sont retombées dans l’ancien statuquo ou dans des conditions encore plus rudes qu’auparavant.
Mon cher ami, l’éminent Ă©crivain saoudien Saleh al-Shehi a Ă©crit l’une des chroniques les plus cĂ©lèbres jamais publiĂ©es dans la presse saoudienne. Malheureusement, il purge actuellement une peine injustifiĂ©e de cinq ans de prison pour des prĂ©tendus commentaires Ă  l’encontre de l’establishment saoudien. La reprise en main par l’État Ă©gyptien du journal Al-Masry Al-Youm n’a pas suscitĂ© la colère des journalistes. Ces actions ne portent plus les consĂ©quences d’une rĂ©action de la communautĂ© internationale. Au lieu de cela, ces actions peuvent susciter une vague de condamnations, rapidement suivie d’un silence.

Par conséquent, les gouvernements arabes ont eu toute latitude pour continuer à réduire au silence les médias à un rythme croissant. Il fut un temps où les journalistes pensaient qu’Internet libérerait l’information de la censure et du contrôle liés à la presse écrite. Mais ces gouvernements, dont l’existence même repose sur le contrôle de l’information, ont bloqué Internet de manière agressive. Ils ont également arrêté des reporters locaux et exercé des pressions sur les annonceurs pour qu’ils nuisent aux revenus de publications spécifiques.

Quelques oasis continuent d’incarner l’esprit du printemps arabe. Le gouvernement du Qatar soutient toujours la couverture de l’actualitĂ© internationale, contrairement aux efforts de ses voisins pour maintenir le contrĂ´le de l’information afin de soutenir « l’ancien ordre arabe ». MĂŞme en Tunisie et au KoweĂŻt, oĂą la presse est considĂ©rĂ©e au moins « en partie libre », les mĂ©dias se concentrent sur les problèmes nationaux mais pas sur ceux du grand monde arabe. Ils hĂ©sitent Ă  fournir une tribune aux journalistes d’Arabie saoudite, d’Égypte et du YĂ©men. MĂŞme le Liban, joyau du monde arabe en matière de libertĂ© de la presse, a Ă©tĂ© victime de la polarisation et de l’influence du Hezbollah, pro-iranien.

Le monde arabe est confronté à sa propre version d’un rideau de fer, imposé non pas par des acteurs extérieurs mais par des forces nationales en lice pour le pouvoir. Au cours de la guerre froide, Radio Free Europe, qui est devenue au fil des années une institution critique, a joué un rôle important dans la promotion et le maintien de l’espoir de liberté. Les Arabes ont besoin de quelque chose de similaire. En 1967, le New York Times et The Post ont acquis conjointement le journal International Herald Tribune, qui est devenu une plate-forme pour des voix du monde entier.

The Washington Post a pris l’initiative de traduire plusieurs de mes articles et de les publier en arabe. Pour cela, j’en suis reconnaissant. Les Arabes doivent lire dans leur propre langue pour pouvoir comprendre et discuter des divers aspects et des complications de la dĂ©mocratie aux États-Unis et en Occident. Si un Égyptien lisait un article exposant le coĂ»t rĂ©el d’un projet de construction Ă  Washington, il serait alors en mesure de mieux comprendre les implications de projets similaires dans sa communautĂ©.

Le monde arabe a besoin d’une version moderne des vieux médias transnationaux pour que les citoyens puissent être informés d’événements mondiaux. Plus important encore, nous devons fournir une tribune pour les voix arabes. Nous souffrons de pauvreté, de mauvaise gestion et d’éducation médiocre. En créant un forum international indépendant, isolé de l’influence des gouvernements nationalistes propageant la haine par la propagande, les citoyens ordinaires du monde arabe seraient en mesure de s’attaquer aux problèmes structurels auxquels leur société est confrontée ».

Par Jamal Khashoggi
Traduction : France 24


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