Les forces de sécurité ont tué plus de 80 personnes manifestant contre le régime du colonel Mouammar Kadhafi, au pouvoir en Libye depuis quatre décennies, a indiqué samedi 19 fevrier l’ONG Human Rights Watch (HRW), après la menace du pouvoir d’écraser l’opposition. Selon un décompte de l’AFP établi samedi à partir de différentes sources libyennes, le bilan de cinq jours...
...de contestation en Libye s’élevait à au moins 65 morts, la plupart à Benghazi, la deuxième ville du pays et bastion de l’opposition, située à 1.000 km à l’est de Tripoli.

Le colonel Kadhafi, dont le départ est réclamé par les manifestants, n’a toujours pas fait de déclaration officielle depuis le début du mouvement mardi. Mais les comités révolutionnaires, pilier du régime, ont menacé vendredi les "groupuscules" manifestant contre M. Kadhafi, le "guide de la révolution" libyenne, d’une riposte "foudroyante".
Selon HRW, 49 personnes ont été tuées jeudi (20 à Benghazi, 23 à Al-Baïda, 3 à Ajdabiya et 3 à Derna) et 35 vendredi à Benghazi. L’ONG, qui se base sur des sources médicales et des témoins, affirme que la plupart des morts de vendredi ont été "tués par des balles réelles tirées par les forces de sécurité".
Selon HRW, tous les médecins de la ville ont été appelés à l’hôpital al-Jalaa et la population a été invitée à "donner son sang". Le pouvoir libyen "n’autorise pas les journalistes et les organisations de défense des droits de l’Homme à travailler librement", a-t-elle ajouté. Selon un bilan compilé par l’AFP à partir de sources hospitalières et du journal Quryna, proche du réformiste Seïf al-Islam Kadhafi, un des fils du numéro un libyen, 24 manifestants ont été tués à Benghazi.
Quryna précise que parmi les morts figurent des manifestants tués par balles alors qu’ils "tentaient d’attaquer" une caserne et un commissariat. Des attaques ont visé aussi des bâtiments publics et des véhicules ont été incendiés dans plusieurs villes du pays, selon des médias.
Vendredi, deux policiers qui tentaient de disperser une manifestation à Al-Baïda ont été capturés par des manifestants, puis pendus, a indiqué le journal Oéa, proche de Seïf Al-Islam. Le procureur général Abdelrahmane Al-Abbar a ordonné l’ouverture d’une enquête sur les violences, selon une source sûre. "Le procureur a ordonné une enquête sur les raisons et le bilan des évènements et appelé à accélérer les procédures pour juger tous ceux qui sont coupables de mort ou de saccages".
Les forces de l’ordre étaient postées vendredi autour d’Al-Baïda, à 200 km à l’est de Benghazi, et en contrôlaient les entrées et sorties ainsi qu’à l’aéroport, a dit à l’AFP une source proche du pouvoir. Des informations sur internet faisaient état du contrôle de la ville par les manifestants.
"Les forces ont reçu l’ordre de quitter le centre de la ville pour éviter des affrontements avec les manifestants", a indiqué cette source. La capitale Tripoli restait en revanche calme samedi. Les jours précédents, les partisans du régime étaient descendus dans les rues en brandissant des portraits du colonel Kadhafi. Il était toujours impossible d’accéder à Twitter et Facebook, par lequel ont transité les appels à la mobilisation, et les connections aux autres sites étaient très lentes ou impossibles, selon des internautes.
Arbor Networks, société spécialisée dans la surveillance du trafic internet, basée aux Etats-Unis, a indiqué que l’accès à internet avait été "brusquement interrompu" dans la nuit. Les médias officiels continuaient à occulter les protestations, l’agence JANA et la télévision n’évoquant que les rassemblements pro-régime. A l’étranger, Londres a "condamné la violence en Libye" faisant état "d’informations selon lesquelles 35 corps ont été amenés dans un seul hôpital". Il a aussi regretté que "l’accès des médias" soit "sérieusement limité". La Turquie a débuté les opérations de rapatriement de ses ressortissants.
La contestation gagne un régime usé qui mise sur la répression Ex-Etat paria devenu incontournable, la Libye du colonel Kadhafi est en proie à la contestation sans précédent d’un pouvoir usé mais fort de ses ressources pétrolières, alors que des soulèvements populaires viennent d’abattre les régimes autoritaires voisins en Tunisie et en Egypte.
Régimes musclés, corruption massive, élections truquées: les trois pays avaient beaucoup en commun jusqu’à la chute de Zine El Abidine Ben Ali le 14 janvier et celle de Hosni Moubarak le 11 février.
"Les Libyens ont vécu en temps réel les événements qui se sont déroulés à leurs frontières. Au pouvoir depuis 1969, Mouammar Kadhafi est le plus ancien des dictateurs arabes", explique Denis Bauchard, conseiller à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et ancien diplomate français. "Guide de la grande révolution", "Roi des rois traditionnels d’Afrique", le colonel Kadhafi, 68 ans, mis au ban de la communauté internationale pour son soutien au terrorisme dans les années 1980, est redevenu fréquentable en se présentant comme un rempart contre l’islamisme et l’immigration clandestine.
Mais pour le dictateur mégalomane qui a survécu aux missiles américains en 1986, le danger vient aujourd’hui des rues de son pays. "Les Libyens sont usés par 42 années de révolution qui ne leur ont jamais apporté le bien-être. Ils vivent dans un émirat pétrolier sans bénéficier des infrastructures, de la santé, de l’éducation et des perspectives d’avenir qu’ils devraient avoir.
Ils n’ont aucune liberté d’expression", souligne Antoine Basbous, de l’Observatoire des pays arabes. "Kadhafi a financé toutes les révolutions, dilapidé l’argent du pays en cherchant à fédérer autour de lui, à se voir reconnu comme le grand roi d’Afrique", avec son projet fédéral des "Etats-Unis d’Afrique", poursuit-il. "Et il s’est racheté à coups de milliards après les attentats", versant 2,7 milliards de dollars de compensations aux victimes de l’attentat de Lockerbie (270 morts dans l’explosion en vol d’un Boeing en Ecosse en 1988), juge Antoine Basbous. Face à la colère de la population, le régime dispose d’une marge de manoeuvre financière, fondée sur les revenus du pétrole, qui font de la Libye, grande comme trois fois la France mais désertique à 93% et habitée par seulement 6,3 millions d’habitants, un des pays les plus riches d’Afrique.
Il a d’ailleurs déjà annoncé des mesures de subventions pour des produits de première nécessité. "Kadhafi dispose d’une cagnotte pétrolière considérable, de l’ordre de 40 à 50 milliards de dollars par an, qui lui permet de désamorcer des troubles sociaux à coup de subventions.
Mais pour le moment, il a montré que la seule réponse à la contestation était une répression violente", remarque Denis Bauchard, alors que l’organisation Human Rights Watch fait état de 84 morts depuis mardi. "Il sera difficile pour la communauté internationale de contraindre le régime à une retenue dans la répression. Tripoli pratique une diplomatie pétrolière redoutable. Qu’un gouvernement s’ingère dans les affaires politiques intérieures et il sera exclu des marchés pétroliers", relève Luis Martinez, du Centre de recherches et d’études internationales (CERI), interrogé par le quotidien Le Monde.
Jusqu’à présent, l’armée, qui a joué un rôle clé dans les "révolutions" tunisienne et égyptienne, n’est pas intervenue en Libye. Aux côtés des forces de l’ordre, le régime a placé en première ligne les "comités révolutionnaires", piliers du système. Mais si la révolte qui a débuté à Benghazi, deuxième ville du pays et foyer traditionnel de contestation et de troubles islamistes, s’étend dans les faubourgs de la capitale, l’attitude de l’armée (76.000 hommes) peut faire la différence. "Aujourd’hui le seuil de chute d’un régime est établi à 300 morts. Est-il prêt à aller jusque-là ou au-delà ?", se demande Antoine Basbous.
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